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Pour qu'un enfant grandisse, il faut tout un village

vendredi 5 décembre 2008

Les Expropriations

Il est plus facile de faire un enfant que de fonder un village et Turenne fut peut-être le village d’Algérie dont la naissance nécessita les plus longues études préalables, suscita les plus grandes hésitations, exigea les plus complexes démarches juridiques.
Dans les années 1850, on disposait autoritairement du vaincu ; dans les années 1880 et 1890, on ménage les formes avec ses enfants.
Coincée entre les colons qui veulent s’étendre et les indigène qui ne veulent céder du terrain, partagée entre le désire d’asseoir sa présence au centre d’un quadrilatère de 50 à 60 km de large, presque vide d’européens, surveillé par les quatre garnisons de Tlemcen, Sebdou, Marnia et Nemours et la crainte de déclencher par des maladresses quelque rébellion (le souvenir de Bou-Amama demeure), l’Administration balance.
Au fil des archives, on devine les conflits entre impatients et attentistes, entre les partisans de la manière forte pour qui les arabes ont le tort d’exister et ceux qui, les administrant de près, les voyant vivre, cherchent à défendre ou au mois à ménager leurs intérêts si ce n’est leurs droits.
On en arrive à des situations ambiguës ou des propositions non dénuées d’hypocrisie.
En voici deux exemples :

En 1882, on évalue à 1025 âmes la population des Ahl Bel Ghafer établis sur 5430 ha avant, 3018 ha après éventuelle dépossession. A 826 âmes celle des Oulad Addou établis sur 4330 ha avant, 3730 ha après, c'est-à-dire qu’après dépossession les premiers disposeraient de 3 ha par tête, les autres de 4.5 ha. Situation jugée supportable pour ceux-ci, insupportable pour ceux-là, d’autant que leurs sont enlevées les meilleures terres.
Et de faire cette suggestion : non loin au sud est, vers la haute Tafna, les Beni-Hediel (Ain Ghoraba) disposent de 9994 ha pour 1172 habitants, ôtons-leur 1500 ha au profit des Ahl bel Ghafer, il leur en restera encore plus de 7 ha par tête. Et le rapporteur d’écrire délicieusement : ‘’ le mal en se généralisant deviendrait mois sensible ‘’. (Commission de Colonisation de l’Arrondissement de Tlemcen, 9.11.1882).
Dix ans plus tard, rien n’étant encore décidé, de la visite sur les lieux d’un inspecteur de la colonisation naît une idée lumineuse.
A un kilomètre en amont du site, jusque là retenu (celui d’El Bridj), aux abords du premier virage sur la route de Tlemcen se sont installés récemment deux colons européens, Ducros et Pastor.
Leurs deux maisons, distantes de quelques cent cinquante mètres ne sont elles pas l’embryon d’un hameau ?
Il suffirait de construire là gendarmerie et abreuvoir, de dessiner un plan urbain, de ne pas s’occuper pour l’instant de voirie mais donner gratuitement un lot à bâtir ‘’ à tout colon qui aurait acheté à ses risques et périls des biens Melk ‘’.
En un mot, le village naîtrait de lui-même, aux moindres frais pour l’état.
L’Administrateur travaille cette idée dans les bureaux de la commune mixte de Seddou et sur le terrain, propositions et critiques vont et viennent plusieurs fois entre Seddou, Tlemcen, Oran et Alger, puis on n’en parle plus.
La vieille petite maison Ducros existait encore dans notre enfance, abandonnée et à demi ruinée au milieu d’oliviers et amandiers rabougris, ouverte à tous les vents, dans la courbe de la route en face de la ferme Fabre.
Des murs suintaient une acre odeur de fumée ancienne.
Une roue de charrette gisait sur le sol et terre cuite de la grande salle. Nous nous amusions à la faire tourner sur son moyeu, réveillant par son sourd ronron les fantômes demeurés invisibles derrière les plafonds crevés.
Cependant, les vieux projets primitifs jamais oubliés ont poursuivi leurs chemins.
C’est bien l’Etat qui, finalement, créera de toutes pièces le centre de colonisation, village au milieu, terres de culture autour, concédées à des colons qu’il choisira lui-même.
Signé le 16 juillet l’arrêté expropriant les terres qui n’ont pu être acquises à l’amiable est publié dans ‘’ L’Avenir de Tlemcen ‘’ du 31 août 1894 : il occupe 19 des 22 pages de ce petit journal d’annonces qui paraît d’ordinaire sur quatre pages. Chaque page cite 15 à 30 parcelles, 70 à 100 propriétaires.
Turenne a battu en effet tous les records de complexité de récupération des terres.
Il est cité pour cela par l’Historien Ch.R. Ageron dans le 2éme tome de ‘’ l’Histoire de l’Algérie Contemporaine ‘’ de Ch.A.Julien (Ed.P.U.F, page 84) : les 1750 ha 65 a 87 ca expropriés touchent 450 parcelles appartenant à 1552 propriétaires mais non autant de personnes car si chaque parcelle met en jeu plusieurs propriétaires, chaque personne peut être intéressée par plusieurs parcelles et ce, sans aucun parallélisme, c'est dire l’imbroglio à débrouiller.
L’étendue moyenne des parcelles est 3.9 ha, le nombre moyen de copropriétaires par parcelle est 3.5, moyennes peu significatives car ici est une friche à parcours de plusieurs dizaines d’hectares, là sont des lopins irrigués de quelques ares ; tel terrain intéresse plus de trente propriétaires, tel autre, par miracle, un seul.
Combien d’entre vous, à lire ces centaines de noms en reconnaîtriez portés de votre temps, voisins de culture ou de pacage aux limites de la commune, ou plus souvent ouvriers dans vos champs ou vos chantiers.
Est-il arrivé quelquefois que l’un d’entre eux ait dit : ‘’Tu vois ce caroubier, il était à mon grand-père ‘’ ?
L’expropriation décidée, publiée, il faut l’appliquer, la signifier aux intéressés (on trouve aux archives des dizaines de ces listes de notification signées ou marquées d’une croix par les expropriés), payer les indemnités et en même temps préparer l’installation des nouveaux occupants, aménager les infrastructures d’une part, découper équitablement les concessions et choisir les bénéficiaires d’autres part.
Cela demandera encore trois ans.
Pour l’instant, on limite les ambitions (140feux en 1858, sur 2500 ha, à peine 3.5 par tête si la moyenne familiale est de 5 personnes).
On installera 28 familles seulement en n’utilisant que 1341 ha des surfaces disponibles, 48 ha par famille, infrastructures collectives comprises mais le plan urbain prévoit 80 lots à bâtir permettant ainsi d’ultérieurs agrandissements.
Ces lots urbains s’alignent militairement dans un rectangle parfait des 410 m sur 315 m placé à cheval sur la route nationale, empierrée, de Tlemcen à Marnia, au seul endroit ou cette route très sinueuse trace une droite de deux kilomètres et demie.
Le village sera presque à égale distance des deux virages, Ducros en amont, Barbata en aval, limites futures de la ‘’ route du dimanche ‘’.
Il est presque au centre géographique du territoire colonisé, un triangle irrégulier limité à l’est par l’oued Hafir, à l’ouest par l’oued Barbata, écorné au sud au-delà de la Grande Source, échancré au nord et dont les côtés mesurent de 4.5 km à 5 km.
Aucun point du territoire n’est à plus de 3200 m du centre du village, n’importe quel champ sera à moins d’une heure de marche de la maison d’habitation.

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